REIMS QI GONG, Club de Qi Gong
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Fernando Pessoa - Quelques courts extraits

Le livre de l'intranquillité

Lorsqu'est née la génération à laquelle j'appartiens, elle a trouvé un monde n'offrant aucun appui aux hommes dotés d'un cerveau aussi bien que d'un coeur. Sous l'action destructrice des générations antérieures, le monde dans lequel nous naissions ne nous apportait aucune assurance dans le domaine religieux, aucun soutien dans le domaine moral, aucune paix dans le domaine politique. Nous sommes nés en pleine angoisse métaphysique et morale, en pleine agitation politique. Imbus des formules tout extérieures et des procédés réduits à eux-mêmes de la raison et de la science, les générations précédentes ont ruiné les fondements de la foi chrétienne. Leur critique de la bible voulant passer de la critique des textes à une critique de la mythologie, a réduit les évangiles et toute la géographie juive qui leur est antérieure, à un fatras de mythes, de légendes et de litérature sans queue ni tête. Puis leur critique scientifique a progressivement signalé les erreurs et les naïvetés...
[...]
Imbus de cette chose incertaine appelée positivisme, ces générations se sont mises à critiquer la morale toute entière, à éplucher toutes les règles de vie et d'un pareil choc de doctrines, il n'est resté que la certitude de leur nullité et à toutes, et la douleur d'une telle certitude Une société ainsi dépourvue de toute discipline dans ses fondements culturels ne pouvait bien entendu qu'en pâtir dans le plan politique. Et c'est ainsi que nous sommes nés dans un monde féru de nouveauté sociale partant joyeusement à la conquête d'une liberté dont il ignorait ce qu'elle était et d'un progrès qu'il n'avait jamais su seulement définir.
[...]
A l'heure actuelle, le monde appartient aux imbéciles, aux agités et aux sans-coeur. On s'assure aujourd'hui le droit de vivre et de réussir par les mêmes moyens pratiquement que ceux qui vous assurent le droit d'être interné dans un asile : l'incapacité de penser, l'amoralité et la surexitation.


Il est une érudition de la connaissance, c'est ce qu'on appelle proprement l'érudition et une érudition de l'entendement qui est ce qu'on appelle la culture. Mais il y a aussi une érudition de la sensibilité. Cette érudition de la sensibilité n'a rien à voir avec l'expérience de la vie. L'expérience de la vie n'enseigne rien, de même que l'histoire ne nous informe sur rien. La véritable expérience consiste à restreindre le contact avec la réalité et à intensifier l'analyse de ce contact. Ainsi la sensibilité vient-elle à se développer et à s'approfondir car tout est en nous-même. Il nous suffit de le chercher et de savoir le chercher.
Car qu'est-ce que voyager et à quoi cela sert-il ? Tous les soleils couchants sont des soleils couchants. Nul besoin d'aller les voir à Constantinople. Cette sensation de libération qui naît des voyages, je peux l'éprouver en me rendant de Lisbonne à Benfica, et l'éprouver de manière plus intense qu'en allant de Lisbonne jusqu'en Chine, car si elle n'existe pas en moi-même, cette libération pour moi n'existera nulle part. Condillac commence ainsi son célèbre ouvrage : Si haut que nous montions, si bas que nous descendions, nous ne sortons jamais de nos sensations ; et nous ne débarquons jamais de nous-même, nous ne parvenons jamais à autrui, sauf en nous autruifiant par l'imagination, devenu sensation de nous-même. Quand on a sillonné toutes les mers, on ne fait que sillonner sa propre monotonie.


Tout en moi tend à être aussitôt autre chose ; une impatience de l'âme contre elle-même, comme on peut l'avoir contre un enfant importun ; une intranquillité toujours plus grande et toujours semblable.
[...]
La vie nuit à l'expression de la vie. Si j'avais un grand amour, jamais je ne pourrais le raconter. Je ne sais pas moi-même si ce moi que je vous expose tout au long de ces pages sinueuses existe réellement ou n'est qu'un concept esthétique et faux que j'ai forgé moi-même. Eh oui c'est ainsi, je me vis esthétiquement dans un autre. J'ai sculpté ma propre vie comme une statue faite dans une matière étrangère à mon être. Il m'arrive de ne pas me reconnaître tellement je suis placé à l'extérieur de moi-même, tellement j'ai employé de facon purement artistique la conscience que j'ai de moi-même. Qui suis-je, derrière cette irréalité ? Je l'ignore... Je dois bien être quelqu'un. Et si je ne cherche pas à vivre, à agir, à sentir, c'est pour ne pas bouleverser les traits déjà définis de ma personalité supposée.
Je veux être celui que j'ai voulu être, et que je ne suis pas. Si je cédais, je me détruirais. Je veux être une oeuvre d'art, dans mon âme tout au moins, puisque je ne peux l'être dans mon corps. C'est pourquoi je me suis sculpté, dans une pose calme et détachée et placé dans une serre abritée de brise trop fraïche, de lumière trop franche, où mon artificialité, telle une fleur absurde puisse s'épanouir en beauté lointaine.


Lettre du 13 janvier 1935 à Aldolfo Casais Monteiro

J'eus un jour l'idée de faire une blague à ..., d'inventer un poète bucolique d'un genre compliqué et de le lui présenter, je ne me souviens plus comment, comme une sorte de réalité. Je mis plusieurs jours à élaborer le poète, mais ne réussis pas. Un jour où j'avais finalement renoncé, c'était le 8 mars 1914, je m'approchai d'une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chauque fois que je le peux. Et j'ai écrit trente et quelques poèmes d'affilée dans une sorte d'extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrai en connaître d'autre comme celui-là. Je débutai par un titre : O guardador de rebanhos. Et ce qui suivit, ce fut l'apparition en moi de quelqu'un à qui j'ai tout de suite donné le nom d'Alberto Caiero. Excusez l'absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi. J'en eus immédiatement la sensation, à tel point que, une fois écrits ces trente et quelques poèmes, je pris une autre feuille de papier et j'écrivis d'affilée également les six poèmes qui constituent la Chuva obliqua de Fernando Pessoa. Immédiatement, et en entier. Ce fut le retour de Fernando Pessoa à Alberto Caiero, à Fernando Pessoa lui seul. Ou mieux, ce fut la réaction de Fernando Pessoa contre son inexistence en tant qu'Alberto Caiero. J'ai alors créé une coterie inexistante, j'ai donné à tout cela une apparence de réalité. J'ai gradué les influences, connu les amitiés et entendu en moi les discussions et les divergences d'opinion... Et dans tout cela, il me semble que c'est moi, le créateur de tout qui fut le moins présent. Il semble que tout s'est passé indépendamment de moi et il semble, qu'il en est toujours ainsi.



Poèmes hétéronymes d'Alberto Caiero

Tu parles de civilisation, tu dis qu'elle ne devrait pas être,
ou qu'elle devrait être différente.
Tu dis que tous les hommes souffrent, ou la majorité, avec les choses humaines disposées de cette manière.
Tu dis que si elles étaient différentes, ils souffriraient moins.
Tu dis que si elles étaient selon tes voeux, cela vaudrait mieux.
J'écoute et je ne t'entends pas.
Pourquoi donc voudrais-je t'entendre ?
Si je t'entendais je n'en serais pas plus avancé.
Si les choses étaient différentes, elles seraient différentes, voilà tout.
Si les choses étaient selon ton coeur, elles seraient selon ton coeur.
Malheur à toi et à tous ceux qui passent leur existence à vouloir inventer la machine à faire du bonheur !



Toi, mystique, tu vois une signification en toute chose.
Pour toi, tout a un sens voilé.
Il est une chose occulte en chaque chose que tu vois.
Ce que tu vois, tu le vois toujours afin de voir autre chose.

Pour moi, grâces au fait que j'ai des yeux uniquement pour voir,
je vois une absence de signification en toute chose;
je vois cela et je m'aime car être une chose c'est ne rien signifier.
Etre une chose c'est ne pas être susceptible d'interprétation.



Par un jour excessivement net,
où l'on avait envie d'avoir beaucoup travaillé
afin de pouvoir ne rien faire ce jour-là,
j'entrevis, ainsi qu'une allée entre les arbres,
ce qui peut-être était le Grand Secret,
ce Grand Mystère dont parlent les faux poètes.

Je vis qu'il n'y avait pas de Nature,
que la Nature n'existe pas,
qu'il y a des monts, des vallées, des plaines,
qu'il y a des arbres, des fleurs, des herbes
qu'il y a des fleuves et des pierres,
mais qu'il n'y a pas un tout dont cela fasse partie,
qu'un ensemble réel et véritable
n'est qu'une maladie de notre pensée.

La Nature est faite de parties sans un tout.
Peut-être est-ce là le fameux mystère dont on parle.

Voilà ce dont, sans réfléchir ni m'attarder,
je m'avisai que ce devait être cette vérité
que tout le monde cherche, et ne trouve pas,
et que moi seul, ne l'ayant point cherchée, ai trouvée.



Extraits du poème - Le gardien de troupeaux

C'est peut-être le dernier jour de ma vie
J'ai salué le soleil en levant la main droite,
Mais je ne l'ai pas salué pour lui dire adieu,
J'ai fait signe que j'aimais bien le voir encore,
Rien d'autre.
Il ne suffit pas d'ouvrir la fenétre pour voir les champs et la rivière,
Il n'est pas suffisant de ne pas être aveugle pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut aussi n'avoir aucune philosophie.
Quand il y a philosophie, il n'y a pas d'arbre,
Il y a des idées, sans plus.
Il n'y a que chacun de nous à la manière d'une cave.
Il n'y a qu'une fenêtre fermée avec le monde entier au dehors,
Ainsi qu'un rêve de ce qui pourrait être vu si la fenêtre venait à s'ouvrir,
Et qui n'est jamais ce qui est vu lorsque s'ouvre la fenêtre.

Ce que nous voyons des choses, ce sont les choses
Pourquoi verrions-nous une chose s'il y en avait une autre ?
Pourquoi le fait de voir et d'entendre serait-il une illusion,
Si voir et entendre c'est vraiment voir et entendre ?
L'essentiel c'est qu'on sache voir,
Qu'on sache voir sans se mettre à penser,
Qu'on sache voir lorsque l'on voit,
Sans même penser lorsque l'on voit
Ni voir lorsque l'on pense .
Mais cela (pauvre de nous qui nous affublons d'une âme !)
Cela exige une étude approfondie,
Tout un apprentissage de science à désapprendre,
Et une claustration dans la liberté de ce couvent
Dont les poètes décrivent les étoiles comme les nonnes éternelles,
Et les fleurs comme les pénitentes aussi éphémères que convaincues,
Mais où les étoiles ne sont finalement que des étoiles,
Et les fleurs tout bonnement que des fleurs,
Ce pourquoi nous les appelons étoiles et fleurs.



Poèmes hétéronymes de Ricardo Reis - Odes

« Nombreux sont ceux qui vivent en nous;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent.. »



Poèmes hétéronymes d'Alvaro de Campos - Bureau de tabac

Je ne suis rien
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée
(et si l’on savait ce qu’elle est, que saurait-on de plus ?),
vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
sur une rue inaccessible à toutes les pensées,
réelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,
avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,
avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,
avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.
Je suis aujourd’hui vaincu, comme si je connaissais la vérité;
lucide aujourd’hui, comme si j’étais à l’article de la mort,
n’ayant plus d’autre fraternité avec les choses
que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue
se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet venu du fond de ma tête,
un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.
Je suis aujourd’hui perplexe, comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.
Je suis aujourd’hui partagé entre la loyauté que je dois
au Bureau de Tabac d’en face, en tant que chose extérieurement réelle
et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.
J’ai tout raté.
Comme j’étais sans ambition, peut-être ce tout n’était-il rien.
Les bons principes qu’on m’a inculqués,
je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
Je m’en fus aux champs avec de grands desseins,
mais là je n’ai trouvé qu’herbes et arbres,
et les gens, s’il y en avait, étaient pareils à tout le monde.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi penser ?
Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?
Être ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !
Et il y en a tant qui se croient la même chose qu’il ne saurait y en avoir tant!
Un génie ? En ce moment
cent mille cerveaux se voient en songe génies comme moi-même
et l’histoire n’en retiendra, qui sait ?, même pas un ;
du fumier, voilà tout ce qui restera de tant de conquêtes futures.
Non, je ne crois pas en moi.
Dans tous les asiles il y a tant de fous possédés par tant de certitudes !
Moi, qui n’ai point de certitude , suis-je plus assuré, le suis-je moins ?
Non, même pas de ma personne…
En combien de mansardes et de non-mansardes du monde
n’y a-t-il à cette heure des génies-pour-soi-même rêvant ?
Combien d’aspirations hautes, lucides et nobles –
oui, authentiquement hautes, lucides et nobles –
et, qui sait peut-être réalisables…
qui ne verront jamais la lumière du soleil réel et qui tomberont dans l’oreille des sourds ?
Le monde est à qui naît pour le conquérir,
et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu’il peut le conquérir.
J’ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.
Sur mon sein hypothétique j’ai pressé plus d’humanité que le Christ,
j’ai fait en secret des philosophies que nul Kant n’a rédigées,
mais je suis, peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde,
sans pour autant y avoir mon domicile :
je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;
je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrît la porte
auprès d’un mur sans porte
et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour,
celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.
Croire en moi ? Pas plus qu’en rien…
Que la Nature déverse sur ma tête ardente
son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ; quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…
Esclaves cardiaques des étoiles,
nous avons conquis l’univers avant de quitter nos draps,
mais nous nous éveillons et voilà qu’il est opaque,
nous nous éveillons et voici qu’il est étranger,
nous franchissons notre seuil et voici qu’il est la terre entière,
plus le système solaire et la Voie lactée et le Vague Illimité.
(Mange des chocolats, fillette ;
mange des chocolats !
Dis-toi bien qu’il n’est d’autre métaphysique que les chocolats,
dis-toi bien que les religions toutes ensembles n’en apprennent
pas plus que la confiserie.
Mange, petite malpropre, mange !
Puissé-je manger des chocolats avec une égale authenticité !
Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d’argent, qui d’ailleurs est d’étain,
je flanque tout par terre, comme j’y ai flanqué la vie.)
Du moins subsiste-t-il de l’amertume d’un destin irréalisé la calligraphie rapide de ces vers,
portique délabré sur l’Impossible,
du moins, les yeux secs, me voué-je à moi-même du mépris,
noble, du moins, par le geste large avec lequel je jette dans le mouvant des choses,
sans note de blanchisseuse, le linge sale que je suis et reste au logis sans chemise.
(Toi qui consoles, qui n’existes pas et par là même consoles,
ou déesse grecque, conçue comme une statue douée du souffle,
ou patricienne romaine, noble et néfaste infiniment,
ou princesse de troubadours, très- gente et de couleurs ornée,
ou marquise du dix-huitième, lointaine et fort décolletée,
ou cocotte célèbre du temps de nos pères,
ou je ne sais quoi de moderne – non, je ne vois pas très bien quoi –
que tout cela, quoi que ce soit, et que tu sois, m’inspire s’il se peut !
Mon coeur est un seau qu’on a vidé.
Tels ceux qui invoquent les esprits je m’invoque moi-même sans rien trouver.
Je viens à la fenêtre et vois la rue avec une absolue netteté.
Je vois les magasins et les trottoirs, et les voitures qui passent.
Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,
je vois les chiens qui existent eux aussi,
et tout cela me pèse comme une sentence de déportation,
et tout cela est étranger, comme toute chose.)
J’ai vécu, aimé – que dis-je ? j’ai eu la foi,
et aujourd’hui il n’est de mendiant que je n’envie pour le seul fait qu’il n’est pas moi.
En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge
et je pense : « peut-être n’as-tu jamais vécu ni étudié, ni aimé, ni eu la foi »
(parce qu’il est possible d’agencer la réalité de tout cela sans en rien exécuter) ;
« peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a coupé la queue,
et la queue séparée du lézard frétille encore frénétiquement ».
J’ai fait de moi ce que je n’aurais su faire,
et ce que de moi je pouvais faire je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On me connut vite pour qui je n’étais pas, et je n’ai pas démenti et j’ai perdu la face.
Quand j’ai voulu ôter le masque
je l’avais collé au visage.
Quand je l’ai ôté et me suis vu dans le miroir,
J’avais déjà vieilli.
J’étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n’avais pas ôté.
Je jetai le masque et dormis au vestiaire
comme un chien toléré par la direction
parce qu’il est inoffensif –
et je vais écrire cette histoire afin de prouver que je suis sublime.
Essence musicale de mes vers inutiles,
qui me donnera de te trouver comme chose par moi créée,
sans rester éternellement face au Bureau de Tabac d’en face,
foulant aux pieds la conscience d’exister,
comme un tapis où s’empêtre un ivrogne,
comme un paillasson que les romanichels ont volé et qui ne valait pas deux sous.
Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s’est arrêté.
Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis
et avec le malaise d’une âme brumeuse à demi.
Il mourra, et je mourrai.
Il laissera son enseigne, et moi des vers.
À un moment donné mourra aussi l’enseigne, et
mourront aussi les vers de leur côté.
Après un certain temps mourra la rue où était l’enseigne,
ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.
Puis mourra la planète tournante où tout cela s’est produit.
En d’autres satellites d’autres systèmes cosmiques, quelque chose
de semblable à des humains
continuera à faire des genres de vers et à vivre derrière des manières d’enseignes,
toujours une chose en face d’une autre,
toujours une chose aussi inutile qu’une autre,
toujours une chose aussi stupide que le réel,
toujours le mystère au fond aussi certain que le sommeil du mystère de la surface,
toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l’autre.
Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter du tabac ?)
et la réalité plausible s’abat sur moi soudainement.
Je me soulève à demi, énergique, convaincu, humain,
et je vais méditer d’écrire ces vers où je dis le contraire.
J’allume une cigarette en méditant de les écrire
et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les pensées.
Je suis la fumée comme un itinéraire autonome, et je goûte, en un moment sensible et compétent,
la libération en moi de tout le spéculatif
et la conscience de ce que la métaphysique est l’effet d’un malaise passager.
Ensuite je me renverse sur ma chaise
et je continue à fumer
Tant que le destin me l’accordera je continuerai à fumer.
(Si j’épousais la fille de ma blanchisseuse,
peut-être que je serais heureux.)
Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.
L’homme est sorti du bureau de tabac (n’a-t-il pas mis la
monnaie dans la poche de son pantalon ?)
Ah, je le connais: c’est Estève, Estève sans métaphysique.
(Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)
Comme mû par un instinct sublime, Estève s’est retourné et il m’a vu.
Il m’a salué de la main, je lui ai crié: « Salut Estève ! », et l’univers
s’est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le patron du Bureau de Tabac a souri.



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Zhong Yong   Anthropologies du corps