Nous
nous sommes déjà rencontrés en juin 1997 à
l'occasion de la Journée nationale du Qi Gong où nous
vous avons remarqué, vous et votre fille Wendi.
- Au cours de vos démonstrations, chacun a pour ainsi dire pu "
palper " l'Énergie et en ressentir la puissance.
A ce propos quelle est votre conception du Qi ?
-Il existe une multitude de Qi. On peut toutefois
distinguer le Qi inné du Qi acquis, le Qi interne et le Qi
externe. Nous allons nous intéresser plus spécialement au
Qi interne utilisé dans les arts martiaux, si vous le voulez
bien.
Le Qi interne est un Qi qui existe chez chacun d'entre nous à la
naissance.
Il s'appelle Nei Qi et provient de deux sources :
-le Qi inné, transmis par le père et la mère. Il
est produit par les reins et s'appelle Shen Qi.
-le Qi acquis, issu de l'air et des aliments. Il vient de la rate et
s'appelle Pi Qi.
Petit à petit au cours de la vie on dépense le Qi
inné. Pour le récupérer en abondance, il est
nécessaire de développer le Qi acquis.
-Comment
travailler le Qi acquis ?
-On
peut distinguer quatre degrés qui commencent par une action
plutôt centrée sur le corps-matière pour aboutir au
corps subtil en accord parfait avec l'Univers. A ce niveau tout devient
Naturel.
Tout
pratiquant d'arts martiaux doit s'attacher dans un premier temps
à acquérir le 1er niveau, qui lui-même se subdivise
en six étapes :
-La
1ère consiste à pratiquer les exercices de base : travail
des positions, des postures, de la détente physique et mentale :
être calme, ne pas se laisser envahir par des idées
parasites.
-La suivante se définit comme une opération chimique.
C'est la réalisation du mélange homogène entre
l'Energie du Ciel et l'Énergie de l'Homme. Pour cela, il faut
maîtriser les idées, centrer l'intention sur le Dan Tian,
contrôler la respiration (plus fine, plus longue, plus
rythmée, plus profonde). Cette énergie chimique permet la
naissance du Qi qui agit comme un " médicament humain " dit
Shing Qi. Il peut tonifier le corps et soigner les maladies.
-La 3ème étape est le ressenti de cette énergie
qui se manifeste au niveau du Dan Tian par une chaleur qui roule. Au
début on hésite, puis la sensation se fait de plus en
plus nette, de plus en plus forte. C'est le signe de la production du "
médicament ".
-A ce moment il faut cueillir, saisir le médicament pour ne pas
le laisser s'échapper. C'est par l'intention que s'effectue
cette opération.
-Ensuite, il faut entretenir cette activité ". D'abord, comme en
cuisine, il est nécessaire d'avoir un feu vif, et ensuite le feu
baisse pour pouvoir durer longtemps. C'est l'expérience qui
détermine les besoins.
Il faut alors " fermer le chaudron taoïste ". A ce niveau, le Qi
interne circule de lui-même. On ferme les trois portes : nez, bouche,
oreilles, pour obtenir le calme. La respiration utilise le moins
d'énergie possible. Le rectum est toujours en position
levée, la langue touche le palais pour permettre la
communication entre les méridiens Du et Ren, les yeux sont
fixes. Concentration mais sans crispation, c'est là la
clé de cette étape. En Chine on dit " baisser les six
émotions, ignorer les six vices ". Ainsi la racine de la
vitalité est fixée, fermée, saisie.
-L'ultime
étape consiste à purifier, raffiner le médicament.
Pour cela on utilise l'inspiration pour ramasser et l'expiration pour
épurer. Le Qi inné qui vient de la Terre par le Dan Tian
monte à contre-courant jusqu'au Ciel symbolisé par la
tête.
Il devient la rosée sucrée, bienfaisante, suave, qui
retombe dans la bouche. En mouillant avec la salive, cette substance
est déglutie pour retourner au Dan Tian qu'on appelle aussi le
Palais du Milieu.
Ces
six exercices constituent le petit cycle du Tour du Ciel correspondant
symboliquement à un jour.
De
quelle manière travaillez-vous le développement de
l'énergie dans les arts martiaux ?
-Quelle
que soit la discipline, Kung Fu, Taïjiquan, Qi Gong, ainsi que
dans les arts comme la calligraphie, la peinture, le massage qui
nécessitent un travail sur l'énergie, il est essentiel de
connaître les techniques de base.
C'est la condition sine qua non sur laquelle j'insiste
énormément auprès de mes élèves. Il
ne faut pas brûler les étapes. Chaque niveau doit
être assimilé, imprégné dans le corps et non
pas se limiter à la seule connaissance intellectuelle. Cela
nécessite du temps, du courage, de la persévérance
et la répétition des exercices de base est le seul moyen
d'atteindre le but.
Dans mes cours, qu'ils soient collectifs ou individuels, je m'attache
à équilibrer deux domaines : Bo Qi et Hun Qi.
Pour chacun ou à chaque cours le contenu est différent.
Cela relève de ma compétence et de ma sensibilité
d'adapter mon cours aux besoins du moment.
Bo
Qi vise à développer les qualités physiques : une
bonne circulation des systèmes cardio-vasculaire et
cardio-respiratoire, ainsi qu'une tonicité musculaire suffisante.
Dans les arts internes -Bagua, Taïji, Qi Gong, Kung Fu Shaolin-
l'harmonie entre le microcosme et le macrocosme se réalise au
travers des trois niveaux du Triple Réchauffeur :
-le plateau du Ciel (tête, thorax supérieur, membres
supérieurs)
-le plateau du Centre (thorax inférieur, taille abdomen)
-le plateau de la Terre (bassin , membres inférieurs)
J'ai
constaté qu'en Occident, on travaille surtout au niveau du
plateau du Ciel. Alors que pour développer l'énergie
à ce niveau, il faut avant tout acquérir un bon
enracinement.
Dans les Arts Martiaux, l'énergie au niveau des jambes est
primordiale pour obtenir une maîtrise suffisante. Dans un livre
de médecine traditionnelle chinoise intitulé : "Nei
Jing", il est dit également que le Qi de l'enfant est dans les
pieds. Cette importance du plateau inférieur se retrouve chez la
personne agée qui a besoin de reposer ses pieds pour recouvrer
son énergie. En effet, le corps commence à s'affaiblir
par les membres inférieurs.
C'est pouquoi, le massage des pieds est préconisé pour
détendre, ré-énergétiser et ralentir le
processus de vieillissement. Il est connu que la carte des organes est
inscrite sur la plante des pieds. Donc toute action à ce niveau
retentit sur le corps tout entier. C'est par une véritable prise
à la Terre, que l'énergie peut monter jusqu'au Ciel, au
travers des différents plateaux.
Hun Qi
vise plutôt à développer les qualités plus
subtiles : sensibilité, vigueur, rapidité, clairvoyance,
intention
Dans les arts martiaux l'enseignant s'attache à
développer ces deux Qi différents mais
complémentaires.
-On
retrouve souvent le mot "intention"dans vos propos. Quelles sont ses
fonctions ?
-L'intention, le Yi, est la conscience qui guide et qui produit réellement de
l'énergie. Ce n'est pas une vue de l'esprit. Je raconte souvent
à mes élèves des histoires qui illustrent cette
vérité, comme celle-ci :
Une armée se déplace pour se rendre jusqu'au terrain de
bataille. Assoiffés, certains hommes commencent à
faiblir. Le général apercevant de la verdure au loin a
soudain l'idée d'annoncer que des pruniers poussent à
proximité. En entendant cela, les soldats voient
déjà les prunes à leur portée et commencent
à saliver. La soif disparaît et ils arrivent ainsi
aisément à leur but.
Un proverbe résume cette histoire :
A l'inverse,
si
l'intention
est
mal guidée, des effets négatifs
peuvent en résulter.
Écoutez cette autre histoire : Une personne ayant la phobie des
serpents voyait partout ces animaux, en particulier dans sa tasse de
thé. Il en était perpétuellement malade,
jusqu'à ce qu'il se rende compte que le serpent était le
reflet de l'arc pendu au mur de sa maison.
J'insiste
toujours sur le fait qu'il faut être bien guidé dans les
pratiques énergétiques pour que l'effet soit
bénéfique.
Dans le Qi Gong, l'intention vise l'effet thérapeutique. Mais
veillez à ce qu'elle soit bien dirigée sinon elle peut
s'avérer négative. En voici l'illustration : un patient,
atteint d'un cancer avancé, se rend à Shanghai pour se
faire soigner. Mais le chirurgien, devant la gravité du cas,
décide en cours d'opération de ne pas intervenir, sans
rien en dire au patient. Celui-ci repart dans sa province,
persuadé que l'opération est réussie et qu'il est
guéri. Il est en parfaite santé pendant deux ans et
décide de faire un grand banquet pour remercier son
médecin. Celui-ci, alors, par honnêteté, lui
dévoile la vérité. En prenant connaissance de la
situation, notre homme retombe malade et décède en trois
semaines.
Dans
le Qi Gong, la personne doit se mettre dans un état positif par
rapport à elle-même et à l'Univers. L'intention Yi
est sans forme, sans son, sans odeur. Il se cache dans l'esprit. On ne
peut pas le toucher mais on peut le guider à l'intérieur
de soi.
Il n'a pas de forme mais toutes les formes naissent du Yi. L'intention
prenant la décision du comportement est obligatoirement
présente dans la forme du mouvement extérieur.
Yi
commence par le coeur et finit par le mouvement.
Par
exemple dans le Taïjiquan, l'intention amène le Qi dans le
Dan Tian puis dans les pieds par les méridiens Yin, remonte
ensuite dans les méridiens Yang jusqu'au dos entre les omoplates
pour se transmettre jusqu'aux mains ou aux autres parties du corps
selon le but désiré. Cela aboutit à un mouvement
plus subtil, car il ne s'agit pas que d'un déplacement physique,
mais énergétique qui se traduit par une sensation
d'harmonie intense. On sent que le mouvement peut aller toujour plus en
profondeur jusqu'au centre " exquis " d'une spirale qui se
redéploie en sens inverse. Il témoigne ainsi d'une
communication entre le macrocosme et le microcosme.
Pratiquer dans cet esprit facilite la coordination du corps et la
coordination entre l'interne et l'externe. Le mouvement est alors
ressenti comme juste et beau.
C'est ce qui m'a amené personnellement à travailler
l'esthétique du geste par le biais d'un autre art : la
calligraphie. L'intention est également présente chez le
calligraphe. Celui-ci visualise son oeuvre avant de la réaliser
afin que l'énergie se perçoive dans les caractères
et les associent en une expression vivante.
-Comment
se réalise le travail du Qi dans la calligraphie dont vous
parlez, ainsi que dans d'autres techniques énergétiques
comme le massage ?
-Pour
transmettre le Qi le calligraphe doit aussi porter attention à
son attitude, pour amener l'énergie de son enracinement
jusqu'à la pointe du pinceau. Le Qi est transmis sans
relâchement depuis le début jusqu'au dernier trait.
L'oeuvre est ainsi réalisée en un seul souffle : "Yi Qi
He Cheng".
Une oeuvre de haut niveau révèle un coeur sincère,
pénétré par ce travail du Qi
Tout comme lors d'un exercice de Qi Gong, le calligraphe ressent les
bienfaits de son travail par la chaleur qui circule dans son corps. En
plein hiver, sans chauffage, comme en plein été, il peut
réguler sa température interne, en équilibrant les
fonctions du Yin et du Yang. Grâce à cela il conserve un
bon mental, une bonne santé menant à la
longévité.
En ce qui concerne la médecine chinoise : massage, acupuncture,
le soin se pratique sur les méridiens
énergétiques. Le soignant doit adopter également
une position juste pour transmettre l'énergie de la Terre
jusqu'au patient. Il doit se charger lui-même en énergie,
se centrer et se concentrer avant de commencer le soin, puis se
recharger éventuellement après celui-ci. Le soin a pour
but de débloquer le Qi du patient et ainsi de rétablir le
circuit énergétique. Le patient ressent souvent une
sensation de décharge électrique et de chaleur.
Issu d'un père médecin, j'ai pu me rendre compte
très jeune de l'application de ces principes et voir la
permanence de l'action du Qi dans des domaines en apparence très
différents. C'est pourquoi j'ai voulu en plus parfaire mes
connaissances dans ces techniques de soin.
-Au travers de tout ce que vous nous avez dit, nous
avons l'impression qu'un même principe sous-tend ces
différents pratiques.
Pouvez-vous nous en parler ?
-En
effet, pour bien maîtriser le Qi, il fait avoir la connaissance
philosophique du Yuan Tao, qui représente le principe du cercle.
A l'origine l'Univers n'est constitué que de particules en
mouvements anarchiques., Petit à petit, une organisation
cosmique se met en place. Ainsi naît le Taïji ou principe
premier. Il comprend les deux composants Yin et Yang qui alternent sans
arrêt. Pour illustrer ce phénomène, les Chinois
disent qu'il n'y a pas de positif sans négatif, pas de pente
sans terrain plat, pas d'aller sans retour, quand le soleil se couche
la lune se lève, le printemps chasse l'hiver, etc.. Tout tourne
éternellement selon le principe de ce cercle, qui se manifeste
également dans le corps.
Cette connaissance permet de mieux guider le Qi et de réaliser
le lien entre le microcosme et le macrocosme. Ainsi les
méridiens sont comme des anneaux reliés longitudinalement
et transversalement. Ceux-ci communiquent étroitement avec les
organes et les viscères, réalisant une unité
organique qui elle-même obéit à la loi des 5
éléments. Cette loi met en évidence le lien des
organes entre eux, sans prédominance de l'un sur l' autre, dans
un mouvement perpétuel d'engendrement et d'extinction.
Les
exercices doivent tenir compte du temps, de l'heure, des saisons, et de
tout ce qui touche les sens : couleurs, sons...reliant le corps de
l'homme à l'Univers afin de puiser l'élément Yin
ou l'élément Yang qui lui manque.
En
conclusion, j'insiste sur le fait qu'il faut une pratique
régulière et persévérante, pour arriver au
but, quelle que soit la technique énergétique
pratiquée.
J'encourage tous mes élèves à suivre cette voie.
J'ai reçu l'enseignement de grands maîtres et je
m'applique à mon tour à transmettre ces connaissances
précieuses le plus fidèlement possible.
Mon
prénom, Gen Fa, signifie "Racine" et "Développer" et m' a
prédestiné à faire fructifier cet héritage
et à le diffuser même au-delà des frontières
de la Chine.
Maître Sun Gen Fa