REIMS QI GONG, Club de Qi Gong
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Merleau-Ponty (1908-1961) - Cours extraits

Phénoménologie de la perception, introduction, II, 1945.

Si nous nous en tenons aux phénomènes, l’unité de la chose dans la perception n’est pas construite par association mais, condition de l’association, elle précède les recoupements qui la vérifient et la déterminent, elle se précède elle-même. Si je marche sur une plage vers un bateau échoué et que la cheminée ou la mâture se confonde avec la forêt qui borde la dune, il y aura un moment où ces détails rejoindront le bateau et s’y souderont. À mesure que j’approchais, je n’ai pas perçu des ressemblances ou des proximités qui enfin auraient réuni dans un dessin continu la superstructure d’un bateau. J’ai seulement éprouvé que l’aspect de l’objet allait changer, que quelque chose était imminent dans cette tension comme l’orage est imminent dans les nuages. Soudain le spectacle s’est réorganisé donnant satisfaction à mon attente imprécise. Après coup, je reconnais, comme des justifications du changement, la ressemblance et la contiguïté de ce que j’appelle les « stimuli » – c’est-à-dire les phénomènes les plus déterminés, obtenus à courte distance – et donc je compose le monde « vrai ». « Comment n’ai-je pas vu que ces pièces de bois faisaient corps avec le bateau? Elles étaient pourtant de même couleur que lui, elles s’ajustaient bien sur sa superstructure ». Mais ces raisons de bien percevoir n’étaient pas données comme raisons avant la perception correcte. L’unité de l’objet est fondée sur le pressentiment d’un ordre imminent qui va donner réponse à des questions seulement latentes dans le paysage, elle résout un problème qui n’était posé que sous la forme d’une vague inquiétude.

Interview radiophonique - 1948

Le monde de la perception, c'est à dire celui qui nous est révélé par nos sens et l'usage de la vie, semble à première vue le mieux connu de nous puisqu'il n'est pas besoin d'instruments ni de calculs pour y accéder et qu'il nous suffit, en apparence, d'ouvrir les yeux et de nous laisser vivre pour y pénétrer.
Pourtant ce n'est là qu'une forme apparente. Il est dans une large mesure ignoré de nous, tant que nous demeurons dans l'attitude pratique et utilitaire et qu'il a fallu beaucoup de temps, d'efforts et de culture pour le mettre à nu et que c'est un des mérites de l'art et la pensée modernes, j'entends par là l'art et la pensée depuis 50 ou 70 ans, de nous faire redécouvrir ce monde où nous vivons, mais que nous sommes toujours tentés d'oublier.

A propos de l'art

Il n'y a pas d'art d'agrément. On peut fabriquer des objets qui font plaisir en liant autrement des idées déjà prêtes et en présentant des formes déjà vues. L'artiste selon Balzac ou selon Cézanne ne se contente pas d'être un animal cultivé, il assume la culture depuis son début et la fonde à nouveau ; il parle comme le premier homme a parlé et peint comme si l'on n'avait jamais peint. L'expression ne peut alors être la traduction d'une pensée déjà claire, puisque les pensées claires sont celles qui ont déjà été dites en nous-mêmes ou par les autres. La conception ne peut pas précéder l'exécution. Avant l'expression, il n'y a qu'une fièvre vague et seule l'oeuvre faite et comprise prouvera qu'on devait trouver là quelque chose, plutôt que rien.

L'oeil et l'esprit

L'énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu'il voit alors l'« autre côté » de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-même. C'est un soi, non par transparence, comme la pensée, qui ne pense quoi que ce soit qu'en l'assimilant, en le constituant, en le transformant en pensée - mais un soi par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu'il voit, de celui qui touche à ce qu'il touche, du sentant au senti - un soi donc qui est pris entre des choses, qui a une face et un dos, un passé et un avenir...
[…] Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l'une d'elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d'une chose. Mais, puisqu'il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l'étoffe même du corps. Ces renversements, ces antinomies sont diverses manières de dire que la vision est prise ou se fait du milieu des choses, là où un visible se met à voir, devient visible pour soi et par la vision de toutes choses, là où persiste, comme l'eau mère dans le cristal, l'indivision du sentant et du senti.

Phénoménologie de la perception

Toute perception tactile, en même temps qu'elle s'ouvre sur une « propriété » objective, comporte une composante corporelle, et par exemple la localisation tactile d'un objet le met en place par rapport aux points cardinaux du schéma corporel . Cette propriété qui, à première vue, distingue absolument le toucher de la vision permet au contraire de les rapprocher. Sans doute l'objet visible est devant nous et non pas sur notre oeil, mais nous avons vu que finalement la position, la grandeur ou la forme visibles se déterminent par l'orientation, l'amplitude et la prise sur elles de notre regard. Sans doute le toucher passif (par exemple le toucher par l'intérieur de l'oreille ou du nez et en général par toutes les parties du corps qui sont ordinairement couvertes) ne nous donne guère que l'état de notre propre corps et presque rien qui intéresse l'objet. Même dans les parties les plus déliées de notre surface tactile, une pression sans aucun mouvement ne donne qu'un phénomène à peine identifiable. Mais il y a aussi une vision passive, sans regard, comme celle d'une lumière éblouissante, qui ne déploie plus devant nous un espace objectif et où la lumière cesse d'être lumière pour devenir douloureuse et envahir notre oeil lui-même. Et comme le regard explorateur de la vision véritable, le « toucher connaissant » nous jette hors de notre corps par le mouvement. Quand une de mes mains touche l'autre, la main mobile fait fonction de sujet et l'autre d'objet. Il y a des phénomènes tactiles, de prétendues qualités tactiles, comme le rude et le lisse, qui disparaissent absolument si l'on en soustrait le mouvement explorateur. Le mouvement et le temps ne sont pas seulement une condition objective du toucher connaissant, mais une composante phénoménale des données tactiles. Ils effectuent la mise en forme des phénomènes tactiles, comme la lumière dessine la configuration d'une surface visible. Le lisse n'est pas une somme de pressions semblables, mais la manière dont une surface utilise le temps de notre exploration tactile ou module le mouvement de notre main. Le style de ces modulations définit autant de modes d'apparition du phénomène tactile, qui ne sont pas réductibles l'un à l'autre et ne peuvent être déduits d'une sensation tactile élémentaire. Il y a des « phénomènes tactiles de surface » dans lesquels un objet tactile à deux dimensions s'offre au toucher et s'oppose plus ou moins à la pénétration, - des milieux tactiles à trois dimensions, comparables aux plages colorées, par exemple un courant d'air ou un courant d'eau où nous laissons traîner notre main, - il y a une transparence tactile. Le moite, l'huileux, le collant appartiennent à une couche de structures plus complexes. Dans un bois sculpté que nous touchons, nous distinguons immédiatement la fibre du bois, qui en est la structure naturelle, et la structure artificielle qui lui a été donnée par le sculpteur, comme l'oreille distingue un son au milieu des bruits. Il y a là différentes structures du mouvement explorateur, et l'on ne peut traiter les phénomènes correspondants comme un assemblage d'impressions tactiles élémentaires, puisque les prétendues impressions composantes ne sont pas même données au sujet : si je touche une étoffe de lin, il n'y a pas un néant tactile, mais un espace tacite sans matière, un fond tactile. S'il n'est pas réellement décomposable, le phénomène tactile complexe, pour les mêmes raisons, ne le sera pas idéalement, et si nous voulions définir le dur ou le mou, le rude ou le lisse, le sable ou le miel, comme autant de lois ou de règles du déroulement de l'expérience tactile, il nous faudrait encore mettre en elle le savoir des éléments que la loi coordonne. Celui qui touche et qui reconnaît le rude ou le lisse ne pose pas leurs éléments ni les rapports entre ces éléments, ne les pense pas de part en part. Ce n'est pas la conscience qui touche ou qui palpe, c'est la main, et la main est, comme dit Kant, un « cerveau extérieur de l'homme ». Dans l'expérience visuelle, qui pousse l'objectivation plus loin que l'expérience tactile, nous pouvons, au moins à première vue, nous flatter de constituer le monde, parce qu'elle nous présente un spectacle étalé devant nous à distance, nous donne l'illusion d'être présents immédiatement partout et de n'être situés nulle part. Mais l'expérience tactile adhère à la surface de notre corps, nous ne pouvons pas la déployer devant nous, elle ne devient pas tout à fait objet. Corrélativement, comme sujet du toucher, je ne puis me flatter d'être partout et nulle part, je ne peux pas oublier ici que c'est à travers mon corps que je vais au monde, l'expérience tactile se fait « en avant » de moi, et n'est pas centrée en moi. Ce n'est pas moi qui touche, c'est mon corps ; quand je touche je ne pense pas un divers, mes mains retrouvent un certain style qui fait partie de leurs possibilités motrices et c'est ce qu'on veut dire quand on parle d'un champ perceptif : je ne puis toucher efficacement que si le phénomène rencontre en moi un écho, s'il s'accorde avec une certaine nature de ma conscience, si l'organe qui vient à sa rencontre est synchronisé avec lui. L'unité et l'identité du phénomène tactile ne se réalisent pas par une synthèse de recognition dans le concept, elles sont fondées sur l'unité et l'identité du corps comme ensemble synergique. « Du jour où l'enfant se sert de sa main comme d'un instrument de prise unique, elle devient aussi un instrument unique du toucher. » Non seulement je me sers de mes doigts et de mon corps tout entier comme d'un seul organe, mais encore grâce à cette unité du corps, les perceptions tactiles obtenues par un organe sont d'emblée traduites dans le langage des autres organes, par exemple le contact de notre dos ou de notre poitrine avec le lin ou la laine demeure dans le souvenir sous la forme d'un contact manuel et plus généralement nous pouvons toucher dans le souvenir un objet avec des parties de notre corps qui ne l'ont jamais touché effectivement. Chaque contact d'un objet avec une partie de notre corps objectif est donc en réalité contact avec la totalité du corps phénoménal actuel ou possible. Voilà comment peut se réaliser la constance d'un objet tactile à travers ses différentes manifestations. C'est une constance-pour-mon-corps, un invariant de son comportement total. Il se porte au-devant de l'expérience tactile par toutes ses surfaces et tous ses organes à la fois, il a avec lui une certaine typique du « monde » tactile.
[...]

La perception m'ouvre à un monde, elle ne peut le faire qu'en me dépassant et en se dépassant, il faut que la « synthèse » perceptive soit inachevée, elle ne peut m'offrir un réel qu'en s'exposant au risque de l'erreur, il est de toute nécessité que la chose, si elle doit être une chose, ait pour moi des côtés cachés, et c'est pourquoi la distinction de l'apparence et de la réalité a d'emblée sa place dans la « synthèse » perceptive. Au contraire, la conscience, semble-t'il, reprend ses droits et la pleine possession d'elle-même, si je considère ma conscience des « faits psychiques ». Par exemple l'amour et la volonté sont des opérations intérieures ; ils se fabriquent leurs objets, et l'on comprend bien qu'en le faisant ils puissent se détourner du réel et, en ce sens-là, nous tromper, mais il semble impossible qu'ils nous trompent sur eux-mêmes : à partir du moment où j'éprouve de l'amour, de la joie, de la tristesse. Il est vrai que j'aime, que je suis joyeux ou triste, même si l'objet n'a pas, en fait, c'est à dire pour d'autres ou pour moi-même à un autre moment, la valeur que je lui prête à présent. L'apparence est réalité en moi, l'être de la conscience est de s'apparaître. Qu'est-ce que vouloir sinon avoir conscience d'un objet comme valable (ou comme valable en tant justement qu'il n'est pas valable, dans le cas de la volonté perverse), qu'est-ce qu'aimer sinon avoir conscience d'un objet comme aimable ? Et puisque la conscience d'un objet enveloppe nécessairement un savoir d'elle-même, faute de quoi elle s'échapperait et ne saisirait pas même son objet, vouloir et savoir qu'on veut, aimer et savoir qu'on aime ne sont qu'un seul acte, l'amour est conscience d'aimer, la volonté conscience de vouloir. Un amour ou une volonté qui n'aurait pas conscience de soi serait un amour qui n'aime pas, une volonté qui ne veut pas, comme une pensée inconsciente serait une pensée qui ne pense pas. La volonté ou l'amour seraient les mêmes que leur objet soit factice ou réel et, considérés sans référence à l'objet sur lequel ils portent en fait, ils constitueraient une sphère de certitude absolue où la vérité ne peut pas nous échapper. Tout serait vérité dans la conscience. Il n'y aurait jamais d'illusion qu'à l'égard de l'objet externe. Un sentiment, considéré en lui-même, serait toujours vrai, du moment qu'il est senti.
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Bons sentiments    Bref commentaire
  
























Zhong Yong