L'enracinement
I - Les besoins de l'âme
La notion d'obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n'est pas efficace par lui-même, mais seulement par l'obligation à laquelle il correspond; l'accomplissement effectif d'un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. L'obligation est efficace dès qu'elle est reconnue . Une obligation ne serait-elle reconnue par personne , elle ne perd rien de la plénitude de son être. Un droit qui n'est reconnu par personne n'est pas grand-chose.
[...]
La notion de droit, étant d'ordre objectif, n'est pas séparable de celles d'existence et de réalité. Elle apparaît quand l'obligation descend dans le domaine des faits. Par suite elle enferme toujours dans une certaine mesure la considération des états de fait et des situations particulières. Les droits apparaissent toujours comme liés à certaines conditions. L'obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu'il est au-dessus de ce monde.
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L'obligation ne lie que les êtres humains. Il n'y a pas d'obligations pour les collectivités comme telles. Mais il y en a pour tous les êtres hum ains qui compusent, servent, commandent ou représentent une collectivité, dans la partie de leur vie liée à la collectivité comme dans celle qui en est indépendante.
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L'objet de l'obligation, dans le domaine des choses humaines, est toujours l'être humain comme tel. Il y obligation envers tout être humain, du seul fait qu'il est un être humain, sans qu'a ucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n'en reconnaîtrait aucune...
[...] Le premier caractère qui distingue les besoins des désirs, des fantaisies ou des vices, et les nourritures des gourmandises ou des poisons , c'est que les besoins sont limités, ainsi que les nourritures qui leur correspondent. Un avare n'a jamais assez d'or, mais pour tout homme, si on lui donne du pain à discrétion, il viendra un moment où il en aura assez. La nourriture apporte le rassasiement. Il en est de même des nourritures de l'âme.
Le second caractère, lié au premier, c'est que les besoins s'ordonnent par couples de contraires, et doivent se combiner en un équilibre. [...]
Ce qu'on appelle le juste milieu consiste en réalité à ne satisfaire ni l'un ni l'autre des besoins contraires. C'est une caricature du véritable équilibre par lequel les besoins contraires sont satisfaits l'un et l'autre dans leur plénitude .
Le premier besoin de l'âme, celui qui est le plus proche de sa destinée éternelle, c'est l'ordre, c'est-à-dire un tissu de relations sociales tel que nul ne soit contraint de violer des obligations rigoureuses pour exécuter d'autres obligations. L'âme ne souffre une violence spirituelle de la part des circonstances extérieures que dans ce cas. Car celui qui est seulement arrêté dans l'exécution d'une obligation par la menace de la mort ou de la souffrance peut passer outre, et ne sera blessé que dans son corps. Mais celui pour qui les circonstances rendent en fait incompatibles les actes ordonnés par plusieurs obligations strictes, celui-là, sans qu'il puisse s'en défendre, est blessé dans son amour du bien.
Aujourd'hui, il y a un degré très élevé de désordre et d'incompatibilité entre les obligations.
Quiconque agit de manière à augmenter cette incompatibilité est un fauteur de désordre. Quiconque agit de manière à la diminuer est un facteur d'ordre. Quiconque, pour simplifier les problèmes, nie certaines obligations, a conclu en son cœur une alliance avec le crime.
On n'a malheureusement pas de méthode pour diminuer cette incompatibilité. On n'a même pas la certitude que l'idée d'un ordre où toutes les obligations seraient compatibles ne soit pas une fiction. Quand le devoir descend au niveau des faits, un si grand nombre de relations indépendantes entrent en jeu que l'incompatibilité semble bien plus probable que la compatibilité.
Mais nous avons tous les jours sous les yeux l'exemple de l'univers, où une infinité d'actions mécaniques indépendantes concourent pour constituer un ordre qui, à travers les variations, reste fixe. Aussi aimons-nous la beauté du monde, parce que nous sentons derrière elle la présence de quelque chose d'analogue à la sagesse que
nous voudrions posséder pour assouvir notre désir du bien.
À un degré moindre, les œuvres d'art vraiment belles offrent l'exemple d'ensembles où des facteurs indépendants concourent, d'une manière impossible à comprendre, pour constituer une beauté unique.
Enfin le sentiment des diverses obligations procède toujours d'un désir du bien qui est unique, fixe, identique à lui-même, pour tout homme, du berceau à la tombe. Ce désir perpétuellement agissant au fond de nous empêche que nous puissions jamais nous résigner aux situations où les obligations sont incompatibles. Ou nous avons recours au mensonge pour oublier qu'elles existent, ou nous nous débattons aveuglément pour en sortir.
La contemplation des œuvres d'art authentiques, et bien davantage encore celle de la beauté du monde, et bien davantage encore celle du bien inconnu auquel nous aspirons peut nous soutenir dans l'effort de penser continuellement à l'ordre humain qui doit être notre premier objet.
Les grands fauteurs de violence se sont encouragés eux-mêmes en considérant comment la force mécanique, aveugle, est souveraine dans tout l'univers.
En regardant le monde mieux qu'ils ne font, nous trouverons un encouragement plus grand, si nous considérons comment les forces aveugles innombrables sont limitées, combinées en un équilibre, amenées à concourir à une unité, par quelque chose que nous ne comprenons pas, mais que nous aimons et que nous nommons la
beauté.
Si nous gardons sans cesse présente à l'esprit la pensée d'un ordre humain véritable, si nous y pensons comme à un objet auquel on doit le sacrifice total quand l'occasion s'en présente, nous serons dans la situation d'un homme qui marche dans la nuit, sans guide, mais en pensant sans cesse à la direction qu'il veut suivre. Pour un tel
voyageur, il y a une grande espérance.
Cet ordre est le premier des besoins, il est même au-dessus des besoins proprement dits. Pour pouvoir le penser, il faut une connaissance des autres besoins.
Le premier caractère qui distingue les besoins des désirs, des fantaisies ou des vices, et les nourritures des gourmandises ou des poisons, c'est que les besoins sont limités, ainsi que les nourritures qui leur correspondent. Un avare n'a jamais assez d'or, mais pour tout homme, si on lui donne du pain à discrétion, il viendra un moment où il en aura assez. La nourriture apporte le rassasiement. Il en est de même des nourritures de l'âme.
Le second caractère, lié au premier, c'est que les besoins s'ordonnent par couples de contraires, et doivent se combiner en un équilibre. L'homme a besoin de nourriture, mais aussi d'un intervalle entre les repas ; il a besoin de chaleur et de
fraîcheur, de repos et d'exercice. De même pour les besoins de l'âme.
Ce qu'on appelle le juste milieu consiste en réalité à ne satisfaire ni l'un ni l'autre des besoins contraires. C'est une caricature du véritable équilibre par lequel les besoins contraires sont satisfaits l'un et l'autre dans leur plénitude.
L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir.
Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle,
c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession et l'entourage. Chaque être humain a besoin, d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de la vie morale, intellectuelle et spirituelle par l'intermédiaire des milieux dont il fait totalement partie.
La personne et le sacré
Ce qui est sacré dans la science, c'est la vérité. Ce qui est sacré dans l'art, c'est la beauté. La vérité et la beauté sont impersonnelles. Tout cela est trop évident.
Si un enfant fait une addition, et s'il se trompe, l'erreur porte le cachet de sa personne. S'il procède d'une manière parfaitement correcte, sa personne est absente de toute l'opération.
La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c'est la part en nous de l'erreur et du péché. Tout l'effort des mystiques a toujours visé à obtenir qu'il n'y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise "je".
Mais la partie de l'âme qui dit "nous" est encore infiniment plus dangereuse.
Le passage dans l'impersonnel ne s'opère que par une attention d'une qualité rare et qui n'est possible que dans la solitude. Non seulement la solitude de fait, mais la solitude morale. Il ne s'accomplit jamais chez celui qui se pense lui-même comme un membre d'une collectivité, comme partie d'un "nous".
Les hommes en collectivité n'ont pas accès à l'impersonnel, même sous les formes inférieures. Un groupe d'êtres humains ne peut pas faire même une addition. Une addition s'opère dans un esprit qui oublie momentanément qu'il existe un autre esprit.
Le personnel est opposé à l'impersonnel, mais il y a un passage de l'un à l'autre...
Non seulement la collectivité est étrangère au sacré, mais elle égare en en fournissant une fausse imitation.
[...]
L'être humain n'échappe au collectif qu'en s'élevant au-dessus du personnel pour pénétrer dans l'impersonnel. A ce moment, il y a quelque chose en lui, une parcelle de son âme, sur quoi rien de collectif ne peut avoir aucune prise. S'il peut s'enraciner dans le bien impersonnel, c'est-à-dire devenir capable d'y puiser une énergie, il est en état, toutes les fois qu'il pense en avoir l'obligation, de tourner contre n'importe quelle collectivité, sans s'appuyer sur aucune autre, une force à coup sûr petite, mais réelle.
[...]
Les rapports entre la collectivité et la personne doivent être établis avec l'unique objet d'écarter ce qui est susceptible d'empêcher la croissance et la germination mystérieuse de la partie impersonnelle de l'âme.
Pour cela il faut qu'il y ait autour de chaque personne de l'espace, une degré de libre disposition du temps, des possibilités pour le passage à des degrés d'attention de plus en plus élevés, de la solitude, du silence. Il faut en même temps qu'elle soit dans la chaleur, pour que la détresse ne la contraigne pas à se noyer dans le collectif.
[...]
Le travail physique, bien qu'il soit une peine n'est pas par lui-même une dégradation. Il n'est pas de l'art ; il n'est pas de la science ; mais il est autre chose, qui a une valeur absolument égale à celle de l'art et de la science. Car il procure une possibilité égale pour l'accès à une forme impersonnelle de l'attention.
[...]
Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l'énergie qui enfonce profondément dans la terre les puissantes racines. L'arbre est en vérité enraciné dans le ciel.
Seul ce qui vient du ciel est susceptible d'imprimer réellement une marque sur la terre.
[...]
L’ordre impersonnel et divin de l’univers a pour image parmi nous la justice, la vérité, la beauté. Rien d’inférieur à ces choses n’est digne de servir d’inspiration aux hommes qui acceptent de mourir.
Lettres à Albertine Thèvenon
Toutes les suites de mouvements qui participent du beau et s'accomplissent sans dégrader, enferment des instants d'arrêt, brefs comme l'éclair qui constituent le secret du rythme et donnent au spectateur, à travers même l'extrême rapidité, l'impression de la lenteur. Le coureur à pied, au moment qu'il dépasse un record mondial, semble glisser lentement, tandis qu'on voit les coureurs médiocres se hâter derrière lui ; plus un paysan fauche vite et bien, plus ceux qui le regardent sentent, comme on dit si justement, il prend tout son temps. Au contraire, le spectacle de manoeuvres sur une machine est presque toujours celui d'une précipitation misérable d'où toute grâce et toute dignité sont absentes. Il est naturel à l'homme et il lui convient de s'arrêter quand il a fait quelque chose, fût-ce l'espace d'un éclair, pour en prendre conscience, comme Dieu dans la Genèse. Cet éclair de pensée, d'immobilité et d'équilibre, c'est ce qu'il faut apprendre à supprimer entièrement dans l'usine, quand on y travaille. Les manoeuvres sur machine n'atteignent la cadence exigée que si les gestes d'une seconde se succèdent de manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d'une horloge, sans rien qui marque que quelque chose est fini et qu'autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d'écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps.
Cet enchaînement ininterrompu tente à plonger dans une espèce de sommeil, mais il faut le supporter sans dormir. Ce n'est pas seulement un supplice ; s'il n'en résultait que de la souffrance, le mal serait moindre qu'il n'est. Toute action humaine exige un mobile qui fournisse l'énergie nécessaire pour l'accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas.
Leçons de philosophie - notes de cours d'A.Reynaud
Les sens - les sensations
...
2) Le toucher (passif, c'est-à-dire sans mouvement).
... Il ne nous donne ni les distances, ni les formes. Il n'y a pas plus d'espace pour le toucher passif que pour la vue. Les sensations que nous donne le toucher passif (dur, mou, rugueux, chaud, froid, etc...) forment un ensemble aussi étroitement mélangé et aussi hétérogène que l'ensemble des couleurs. Le toucher passif, qui ne donne pas le lien des objets, donne-t-il au moins le lieu du corps impressionné ? Illusions des amputés. Cas où on souffre sans savoir où. La douleur ne nous dit pas par elle-même d'où elle vient (cas où on a mal à une dent saine quand c'est la voisine qui est cariée). On assigne un lieu à la douleur en mettant en mouvement ou en touchant successivement plusieurs parties du corps. En elle-même, la douleur est une qualité pure, un état d'âme qui n'est attaché à aucun lieu. Donc, le toucher nous apporte des sensations qualitativement diverses, mais qui n'ont pas plus de lieu que celles de la vue.
3) L’ouïe : le son ne se trouve pas dans la cause du son. Le son n'est en aucun lieu, pas plus que la couleur, et il n'est qu'un objet du sens de l'ouïe. Notre oreille ne peut pas nous dire d'où vient le son, car elle ne sait même pas si le son a une cause.
4) Odorat :
5) Goût : mêmes analyses.
Conclusion sur les sens :
Donc, aucun sens ne nous apprend qu'il y a d'autres sens. Aucun sens ne nous apprend le rapport entre les sensations qu'il donne et les sensations que donnent les autres sens. La vue ne nous apprend rien sur les yeux, ni l'ouïe sur l'oreille, etc..., ces sens étant exercés passivement. Ce que nous pouvons dire sur l'exercice des sens en dehors du mouvement, c'est que - nous avons des sensations d'une variété infinie et qui ne nous apprennent rien du tout.
Le sens du mouvement
Le mouvement nous procure toujours des sensations de l'ordre du toucher, de coenesthésie, de douleur, qui impliquent un changement. Mais le changement est qualitatif, le mouvement est quantitatif. La question est de savoir comment nous passons d'un changement qualitatif à un mouvement quantitatif qui se déroule dans l'espace.
Les changements sensibles perçus dans le mouvement ne nous donnent pas encore l'espace : Il n'y a, par exemple, aucun espace dans la douleur ; notre douleur comme pensée est aussi grande que le monde (si on regarde un beau paysage quand on a une violente douleur on ne peut l'admirer. La douleur envahit tout notre univers ; si, quand on a mal aux dents, la douleur restait localisée dans la dent on pourrait lire, admirer, etc... ) La sorte de douleur que donne le mouvement n'est donc pas plus localisée. Le contact ne donne pas l'espace. Le fait que les sensations qui ne renferment pas l'espace changent ne nous donne pas l'espace.
Théorie de l’innervation
On sent le moment où l'influx nerveux est transmis au nerf moteur. Le sentiment de l'influx nerveux serait celui de produire un effort musculaire.
Expérience : On peut se donner le sentiment de l'effort sans produire d'effort. Mais c'est l'arrêt de la respiration, la tension des muscles qui, dans ce cas, donne la sensation d'effort. Maintenant, peut-on avoir directement le sentiment de l'effort ? Est-ce qu'on sent l'effort en tant qu'on le produit ou en tant qu'on en est victime ? Sentons-nous seulement les conséquences de notre activité, ou notre activité elle-même ? Prenons-nous par habitude les conséquences pour l'activité elle-même, comme dans l'ouïe nous prenons la cause du son pour le son lui-même ?
Il y a une chose sûre : c'est que nous ne sentons jamais l'activité pure ; l'activité est inséparable de ses conséquences.
De plus, dans presque tous les cas, le sentiment de l'effort est inversement proportionnel à la volonté : L'aisance est toujours la marque du véritable exercice de la volonté. L'homme qui sait faire quelque chose (art, sport, travail) ne donne pas l'impression de l'effort (tennis, faucheur, etc...). Le sentiment de l'effort est le signe que la volonté ne s'exerce pas encore (douleur, émotion, maladresse...) Dans les tragédies, la sérénité arrive au moment où la volonté s'exerce le plus (« Soyons amis, Cinna... ») ; donc l'aisance est aussi la marque de l'héroïsme, comme celle du métier. Plus la volonté est pure, moins il y a d'effort. Ceci nous donne à penser que l'effort est plutôt quelque chose de subi.
En conclusion La sensation est toujours subie, passive, même lorsqu'on sent la volonté s'exercer puissamment.
Portée morale
L'illusion qu'on se sent soi-même faire effort est à la source de la morale mystique, du pharisaïsme. Être simple, cela consiste à chercher à ne pas se rendre compte de l'exercice de sa propre vertu. Croire qu'on sent sa propre activité consiste à se satisfaire de ce sentiment : exemple de ceux qui se croient grands artistes par les conceptions non réalisées qu'ils croient avoir. N'importe quelle faute consiste à être passif au lieu d'être actif. Nous ne connaissons notre propre action que par ses effets.
Les sensations et le temps
Donc, sentir c'est toujours subir. Le fait de sentir ne nous apprend absolument rien sur le monde et sur nous-mêmes. Les sensations ne nous apparaissent pas immédiatement comme distinctes. (cf. Lagneau, la Sensation est un abstrait.) Avant d'avoir rapporté la sensation à un objet, on ne distingue pas la sensation. Condillac (philosophe matérialiste de l'école empirique anglaise) a comme théorie que toute la pensée est formée de sensations. Exemple : si on commence par donner l'odorat à une statue, puis si on lui offre une belle rose à respirer, la statue, si elle pouvait parler, dirait ; « Je suis odeur de rose. »
Toutes les lois que nous nous bornons à sentir, nous sommes l'ensemble de toutes les sensations éprouvées.
Les sensations ne nous donnent donc pas d'idée de l'espace. Nous donnent-elles l'idée du temps ? Une sensation est bien quelque chose qui dure, mais pour qu'elles puissent donner l'idée du temps il faut que nous puissions attacher un sens aux sensations passées.
Prenons comme exemple le souvenir de la musique. On commence par reproduire l'air ; mais nous savons que nous n'arrivons pas à reproduire la sensation ; nous essayons alors de nous rappeler l'objet qui l'a produite ou l'impression provoquée sur nous par cette sensation.
Analyse du souvenir d'une sensation prise comme qualité pure (par exemple, bleu du ciel qu'on regarde en rêvant, note d'un gros violon). Nous essayons toujours : 1) de reproduire ou de retrouver dans le monde quelque chose de semblable à la sensation passée ; 2) de reproduire aussi fidèlement que possible la réaction produite en nous par la sensation. Quant à la sensation elle-même, elle est impossible à penser autrement qu'en la ressentant effectivement. Une sensation passée ou à venir n'est donc absolument rien et, par suite, les sensations n'ayant de sens que par rapport au moment présent, elles ne contiennent aucun écoulement de temps et ne nous donnent pas l'idée de temps : Il nous est difficile de croire qu'elles ne nous donnent pas l'idée de temps parce qu'elles contiennent une certaine durée. Mais, ici, il faut rappeler l'analyse de Bergson et sa distinction entre le temps et la durée. Le temps est quelque chose d'homogène et d'indéfini ; la durée est un simple caractère de la qualité d'une sensation. Si nous avons l’impression de durée pour la sensation, cela signifie simplement que les sensations ne se produisent pas d'une manière isolée : il y a continuité, fusion entre les sensations. La durée des sensations ne signifie pas qu'elles contiennent un temps. Au contraire, il est impossible de limiter les sensations au moment présent ; dire que les sensations se limitent au moment présent serait les placer encore dans le temps.
Conclusion sur les sensations en général.
Les sensations ne nous donnent rien du monde elles ne contiennent ni une matière, ni un espace, ni un temps, et ne peuvent rien nous donner en dehors d'elles-mêmes, et en quelque sorte elles ne sont rien.
Cependant nous percevons le monde ; c'est donc que ce qui nous est donné, ce n'est pas seulement les sensations. Loin d'être la seule chose qui nous soit donnée immédiatement, la sensation comme telle ne nous est donnée que par un effort d'abstraction, et même par un grand effort.
Exemples : peinture impressionniste, analyses sur la sensation. Les sensations ne sont pas données immédiatement comme telles à la conscience, sans quoi nous n'aurions pas eu un tel effort à fournir pour étudier la sensation ; les peintres impressionnistes n'auraient pas non plus tant de mal à se donner pour reproduire ce qu'ils voient ; elles sont données comme signes de choses imaginées, lesquelles n'ont aucun rapport avec la sensation, mais seulement avec nos réactions vis-à-vis des sensations.
Cahier IV
Le corps est un levier, par lequel l'âme agit sur l'âme. Par la discipline imposée au corps, l'énergie errante de l'âme s'épuise d'elle-même. Si on attache une chèvre, elle tire et tire, tourne en rond, tire encore, pendant des heures et des heures et enfin, épuisée, elle se couche ; de même la partie errante de l'âme, quand le corps est cloué, elle s'agite mais, malgré elle, elle est toujours ramenée au corps et finalement, s'épuise et disparaît. L'âme doit avoir été divisée en deux, avant qu'une partie puisse ainsi utiliser le corps contre l'autre. Non seulement cela, mais il faut encore que la partie éternelle de l'âme soit obéïe au corps. Cela se fait sans violence, le corps consent à cette domination. La partie éternelle de l'âme ayant conçue un commandement au corps, le corps ne peut faire autrement qu'obéïr. S'il en est autrement, le commandement n'est pas parti du point éternel de l'âme, ou bien l'attention ne s'est pas arrêtée sur le commandement. Le corps est une prison. La partie spirituelle de l'âme doit s'en servir pour enfermer, emmurer la partie charnelle. Le corps est un tombeau. La partie spirituelle de l'âme doit s'en servir pour tuer la partie charnelle. [...]
Que mon corps soit un instrument de supplice et de mort pour tout ce qui est médiocre dans mon âme.
Autobiographie spirituelle
N'importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l’atteindre. Il devient ainsi lui aussi un génie, même si faute de talent ce génie ne peut pas être visible à l'extérieur. Plus tard, quand les maux de tête ont fait peser sur le peu de facultés que je possède une paralysie que, très vite, j'ai supposée probablement définitive, cette même certitude m'a fait persévérer pendant dix ans dans des efforts d'attention que ne soutenait presque aucun espoir de résultats.
Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale
Il n’y a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il n’y a pas d’autre source de discipline pour l’homme que l’effort demandé par les obstacles extérieurs. […] Ce sont les obstacles auxquels on se heurte et qu’il faut surmonter qui fournissent l’occasion de se vaincre soi-même. Même les activités en apparence les plus libres, science, art, sport, n’ont de valeur qu’autant qu’elles imitent l’exactitude, la rigueur, le scrupule propres aux travaux, et même les exagèrent.
On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité d'obtenir sans effort ce qui plaît. Il existe une conception bien différente de la liberté, une conception héroïque qui est celle de la sagesse commune. La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l'action ; serait tout à fait libre l'homme dont toutes les actions procéderaient d'un jugement préalable concernant la fin qu'il se propose et l'enchaînement des moyens propres à amener cette fin.
Attente de Dieu
L'attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c'est un effort négatif. [...]
La pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer. Tous les contresens dans les versions, toutes les absurdités dans la solution des problèmes de géométrie, toutes les gaucheries de style et toutes les défectuosités de l'enchaînement des idées dans les devoirs de français, tout cela vient de ce que la pensée s’est précipitée hâtivement sur quelque chose et étant ainsi prématurément remplie, n'a plus été disponible pour la vérité. La cause est toujours qu'on a voulu être actif ; on a voulu chercher. [...]
Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus (92-93).
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