Le mot Xìng correspond à une notion fondamentale qui traverse la pensée chinoise ancienne. Notamment, Xìng apparaît fréquemment dans les textes anciens datant de la période des royaumes combattants (les cent écoles). Il est donc important de chercher à en mieux comprendre le(s) sens, d'autant que cette notion joue sans aucun doute un rôle central dès le IVème siècle dans l'élaboration des exercices philosophiques, la praxis des différents enseignements ancestraux.
Examinons un instant le caractère Xìng ci-dessus : il est composé d'une part, de l’idéogramme Shēng (représenté en bas de la page), à droite, qui signifie « vie », « ce qui naît », « venir à la vie » ou encore « engendrer », « naître » et, à gauche, du radical du cœur-esprit, Xīn, qui infléchit sa réflexion sur la nature, humaine en particulier, dans un sens vitaliste (Lacan)...
La nature découle du destin.
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Ainsi, Xìng la notion de « nature » est en lien étroit avec le destin, le décret du Ciel. Xìng évoque le sens abstrait de la nature d’un objet, d'un animal ou d'un être humain. Xìng peut aussi se traduire par « vie du coeur » (sachant que Xīn est le siège des pensées et étroitement lié aux émotions, ( Qing). Quoi qu'il en soit, si la notion de Xìng, la nature humaine, a vivement intéressé la plupart des penseurs chinois de l'époque préimpériale, elle n'a jamais fait consensus.
Dans le Lúnyŭ où le mot Xìng n'apparaît que deux fois, on indique déjà au chap.V-13 la difficulté à laquelle les disciples de Confucius se heurtent pour comprendre cette notion.
Les écrits raffinés de notre maître, on peut les prendre en main et s'en instruire. Mais les enseignements oraux de notre maître sur la nature humaine et la voie du Ciel, on ne peut pas les prendre en main et s'en instruire.
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A.Cheng indique :
Xìng ne désigne aucunement une substance, mais un mode de fonctionnement de l'énergie vitale,... un processus de croissance ou de développement.
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Fu Sinian a montré par ailleurs le caractère équivoque en soi de la notion de Xìng pendant cette période. Dans la même veine, A.C. Graham a montré qu'à l'époque de la composition du Mencius, c'est à dire au IVème siècle av. J.-C., il est fort probable que les deux mots Xìng et Shēng (ce qui naît, la vie...), homophones, n'étaient pas distingués. Le même caractère pouvait ainsi être utilisé pour représenter indifféremment le mot Xìng ou le mot Shēng...
Graham ajoute par ailleurs :
Quand, pour parler de la nature d'un homme, d'un cheval, ou de l'eau, le penseur chinois utilise le mot Xìng, il s'exprime dans les mêmes conditions que si nous, nous parlions également de leur nature. Néanmoins il arrive que utilisions aussi le mot nature sans faire référence à quoi que ce soit de spécifique, là où un penseur chinois parlerait peut-être de spontanéité, Zi Rán (être ainsi de soi-même), et (quant à nous) nous utilisons le mot Nature avec une majuscule là où il parlerait de Ciel, Tiān (la puissance responsable de tout ce qui échappe au contrôle humain).
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Robert Eno indique que, pour Mencius, ce qui constitue la nature humaine correspond à ce qui est à la fois spontané et universel chez les gens en prenant comme exemple la vague d'anxiété spontanée qui nous envahit à la vue d'un enfant soudainement sur le point de tomber dans un puits (cf F.Jullien).
Au tout début du Zhōng Yōng, l'invariable milieu, on peut lire :
On appelle nature la vie commandée par le Ciel.
La mission confiée à l’homme par le Ciel, on appelle cela : nature ; suivre sa nature, on appelle cela : Voie; cultiver la Voie , on appelle cela : éducation.
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La première phrase indique que notre nature (Xìng) nous appartient intrinsèquement, qu'il est vain de la chercher à l'extérieur. Elle précise qu'elle se manifeste au travers du corps.
Avec cette traduction, la deuxième phrase désigne à l’être humain son rôle fondamental : réaliser pleinement sa propre nature ; soulignant en même temps l’importance de l’éducation sur cette trajectoire.
Un peu plus loin dans le Zhōng Yōng, on lit :
Dans le Ciel, seul celui qui est d'une parfaite sincérité est à même d'atteindre les limites de sa propre nature; les ayant atteintes, il est à même d'atteindre les limites de la nature des autres hommes ; les ayant atteintes, il est à même {...}
il peut assister le ciel et la terre dans leurs processus de transformations/croissance...
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Ce propos fixe clairement la connaissance de sa propre nature comme but de la pratique (ce que soutiendra Han Shan Te T'ching au XVIème siècle à propos du Yăng Shēng).
Dans le Mencius où la notion de nature humaine est longuement traitée par l'auteur comme un développement spontané semblable à celui des végétaux, on peut lire :
Gao Zi dit : La nature (Xìng) est comparable au bois de saule, le sens moral aux coupes et aux écuelles. On se sert de la nature humaine pour construire les vertus d'humanité et de justice, comme on se sert du bois de saule pour fabriquer les coupes et les écuelles.
Gao Zi dit : La nature (Yăng) est comme une eau impétueuse ; si on lui ouvre une issue vers l'ouest, elle coule vers l'ouest. L'indifférence de la nature humaine au bien et au mal se compare à l'indifférence de l'eau à l'est et à l'ouest.
Meng Zi répondit : Certes, le mouvement de l'eau... toutefois, en faisant un barrage et en installant des conduites (de bambou), on peut lui faire gravir une colline. Mais est-ce bien la nature de l'eau ? Ce sont des circonstances externes qui font qu'elle se comporte ainsi. La nature humaine est aussi de cette sorte, ...
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Dans le Xìng Zì Mìng Chū, ouvrage récemment mis à jour, qui caractérise en détail la notion de Xì, la pratique, en relation avec les notions de Qing (émotion), de Yù (désir, vouloir), de Xīn (coeur-esprit), de Qi, de Xīn et la pratique, on peut lire :
Ce qui meut la nature [humaine], ce sont les choses (Wù).[...]
Les [constellations] énergétiques de la joie et de la colère, le chagrin et et la tristesse font partie de la nature [humaine]. Quant à leur manifestation externe, c'est parce que les choses s'en emparent.
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Et un peu plus loin,
La principale chose dans la nature [humaine], c'est que les choses s'en emparent. C'est comme les cloches et les lithophones [qui, non frappés, n'émettent aucun] son. Les êtres humains, même s'ils ont une nature, [leurs états d'] esprit (leur conscience qui se manifeste dans la pensée, la perception, les émotions, la volonté et l'imagination), s'ils ne sont pas saisis [par les choses], ne sont pas externalisés.
[...]
la pratique est ce qu'on utilise pour entraîner sa nature.
ou encore :
ce qui nourrit (Yăng) la nature [humaine], c'est la pratique, ce qui cause la croissance (Cháng) de la nature [humaine], c'est la Voie.
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Dans le Xúnzĭ, la notion de Xìng est, en lien avec les mouvements du coeur, très importante. On peut y lire :
On appelle nature ce qui existe en l'homme de naissance.
On appelle aussi nature les souffles harmonieux générés naturellement, les esprits vitaux réunis pour répondre aux stimuli et ce qui survient spontanément sans qu'on le décide. L'amour et la haine, le consentement et la colère, le chagrin et la joie qui sont aussi naturels, s'appellent des sentiments. Lorsque ces sentiments sont éprouvés, le coeur opère parmi eux des choix qu'on appelle des réflexions. Lorsque le coeur réfléchit et peut agir en fonction de cela, c'est ce qu'on appelle une activité artificielle...
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En somme, les notions de Xìng et de Qíng occupent une place de tout premier plan dans la pensée confucéenne, très largement accessible, déjà avant l'empire, aux maîtres des différentes écoles et à leurs disciples, et donnent sens et portée à la pratique de la voie, soulignant notamment l'importance de l'exercice de l'attention et de l'intention lors des artifices, des rites. Ainsi,
La Voie commence dans le Qing, les émotions, lesquelles sont engendrées par la nature [humaine].
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Shirley Chang précise toutefois que :
The disagreement among early thinkers such as Gaozi,
Mencius, and Xúnzĭ was due largely to their different ideas on mental development in relation to Xìng.
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Le penseur Yáng Zhū (IVème siècle - " Garder sa nature intacte")
souligne lui aussi l'importance d'une pratique s'appliquant à cultiver ( Yăng) le Xìng.
Au travers des histoires du nageur et du boucher Ding, le Zhuangzi précise en quoi consiste la pratique de la voie, il décrit le processus d'apprentissage d'un geste, d'un mouvement ou d'un acte, à partir de quoi se manifeste et ce qui jaillit de la culture de sa nature, du Yăng
Xìng, qu'il exprime, dans la bouche du prince Wen de Wei, sous l'expression de Yăng Shēng.
Le nageur répondit : Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel (Xìng)...
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En somme, dans la pensée chinoise la nature(humaine) apparaît clairement et de façon partagée comme le terrain d'accomplissement des potentialités propres à un être, dont la réalisation sera éventuellement atteinte par cet être, mais que peut-être il n’atteindra pas au cours de sa vie à cause des circonstances, des abus ou des accidents : cet accomplissement n'est en aucun cas un donné, mais bel et bien quelque chose à cultiver ( Yăng Xìng) par une pratique corporelle et mentale assidue. Si l'homme parvient à réaliser sa nature, ce sera sa vérité, parce que seront apparues au jour les potentialités qui étaient en lui.
Ainsi, on lit dans le Zhuangzi :
Distinguer l'action du ciel d'avec l'action de l'homme, voilà le sommet de la connaissance.
Connaître l'action du ciel, c'est constater ce que chacun de nous possède par nature.
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Pour Jean-François Billeter, sinologue spécialiste du Zhuangzi :
On pourrait être tenté de traduire Xìng par « l’acquis », mais « l’acquis » n’exprime pas l’idée de conformité avec une disposition originaire, propre à l’être particulier en question.
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Pour connaître sa nature, il convient d'abord d'apprendre à examiner les choses et leurs effets, le...
Notons aussi, bien que beaucoup plus tardive, cette phrase du Huainanzi qui résume sa conception des liens entre Xìng, Dào et Dé :
Se laisser conduire par sa nature propre
C'est cela le Dào
Et assumer pleinement cette nature reçue du Ciel
C'est cela la Vertu.
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Après avoir tracé une ligne de démarcation nette entre une disposition innée, permanente donnée en partage à tous les hommes et des émotions qui la corrompent et des sentiments qui ne sont que des perturbations, Li Ao (772-836), dans son essai intitulé Ecrit sur le retour à la nature foncière, Fu Yăng Shu, tente de déterminer les conditions de retour à cette nature, cad d'une cessation de l'activité émotionnelle, à quoi il propose la pratique de la pensée correcte, Zheng Si, qu'il assimile à la non-pensée, Wú Si, Wú Lü, se rapprochant ainsi de la pensée bouddhique. Li Ao semble voir dans la Grande Etude la description du fonctionnement de la conscience connaissante à partir d'un état premier caractérisé par le calme, le silence et l'impertubabilité.
[Dans le Dàxué] , les choses désignent toutes les choses, le divers des phénomènes, le verbe Gé signifie venir, Lai, parvenir, Zhi. Lorsque les réalités extérieures adviennent, l'esprit opère en toute clarté des distinctions sans être attaché à elles, Ying. Ainsi se déploie la connaissance, c'est aussi le comble de la connaissance.
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Ces considérations et dispositions s'inscrivent dans un champ largement partagé par les penseurs chinois. Elles mettent en avant la notion de sentience et notre rapport à la perception. Elles invitent à l'observation du processus de perception (sensations, émotions, sentiments,...), à une méditation sur le corps et, dans la foulée, à un travail, une pratique attentive de l' éprouvé et de l' agir...
Wang Tingxiang est spécifique à cet égard :
Wang Fuzhi affirme clairement que c'est la nature humaine qui permet de saisir ce qui est au-delà du sensible :
La nature [humaine] fait communiquer et unit le Wú et le You... [Ainsi] il y a existence réelle dans l'invisible (Wú ), [et] le visible est précisément ce qui contient les principes du Vide suprême... Seuls les grands sages sont capables de pénétrer parfaitement [cette unité] et de transcender le sensible en prenant appui sur lui pour parfaire leur compréhension de l'univers (le Dào).
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